Vous êtes ici
Accueil > Interviews > Sharon Van Etten : « C’est une capsule temporelle des deux dernières années »

Sharon Van Etten : « C’est une capsule temporelle des deux dernières années »

Après avoir flirté avec la Pop et une musique plus produite sur « Remind Me Tomorrow » en 2019, Sharon Van Etten fait son grand retour sous une formule beaucoup plus intime avec « We’ve Been Going About This All Wrong », un disque qui renoue avec ses premières amours Indie Folk et retrouve la force émotionnelle à laquelle l’américaine nous avait habitués. Il est également beaucoup question d’émotions dans cette interview où la chanteuse nous raconte la création de cet album, son contexte, et l’influence de ces dernières années sur son écriture.

Sharon Van Etten - Interview - Paris, 17 mars 2022

Tu es de retour avec un sixième album studio, et l’une de ses particularités est que les singles que tu as sortis récemment n’en sont pas les premiers extraits mais des titres « autonomes ». Qu’est-ce qui a motivé ce choix de ne rien révéler à l’avance, sont-ils toujours liés au disque que tu t’apprêtes à sortir ?

Sharon Van Etten : Cet album est si important pour moi que je voulais le protéger. Je voulais mettre au défi l’auditeur de s’asseoir avec le disque et de l’écouter du début à la fin comme je l’avais prévu. L’ordre de son déroulement est très intentionnel, et je pense vraiment que c’est un voyage émotionnel, une capsule temporelle des deux dernières années. J’espère que les gens se sentiront connectés à moi et à d’autres personnes en communiquant de cette manière, en se demandant ce qu’un album signifie pour eux. Je leur donne l’occasion de « vivre » un album comme un fan pourrait le faire. Je sais que les gens écoutent aussi la musique d’autres façons. Tu sais, j’ai fait ça à l’ancienne pendant longtemps, les trois à six mois de délai avant la sortie, les chansons dévoilées en cours de route… Et au bout du compte j’ai l’impression qu’on dévoile tellement de musique avant la sortie de l’album qu’on fait croire aux fans ce qu’il est censé être, comme les singles, mais la plupart du temps je ne pense pas que ces chansons soient représentatives de mes albums dans son ensemble. Ce sont juste des titres spontanés qui suscitent l’enthousiasme des gens. Et aussi, plus tard après la sortie du disque, tu sors les faces B, et tous les fans pensent que tu fais ça parce qu’il ne se passe rien d’autre, alors qu’en fait c’est une décision douloureuse, minutieuse, comme si je ne voulais pas en mettre trop sur le disque et submerger les gens. Mais parfois deux chansons jouent le même rôle, et si tu ne peux pas en intégrer une dans la séquence – je suis très émotive à ce propos – elle ne s’intègre tout simplement pas. Ce n’est pas parce que je ne l’aime pas ou qu’elle n’est pas assez bonne. En fait, c’est difficile de choisir entre deux chansons. J’ai donc pensé qu’il serait plus intéressant de sortir les faces B en tant que singles principaux, afin que je puisse faire savoir à mes fans qu’il se passe quelque chose sans dévoiler l’album.

Quel a été le point de départ de ce nouvel album, le confinement ? Une chanson en particulier peut-être ?

Sharon Van Etten : L’album en lui-même est sans aucun doute représentatif de l’époque. Mais je ne m’assois jamais en me disant que le disque va être comme ceci ou cela. J’écris encore et encore et encore, tous les jours, tout le temps. Ça parle donc de la période pendant laquelle j’écris mes chansons. Et quand j’atteins un certain nombre de morceaux, 20 ou 30, j’ai alors un dossier plein de compositions et je me dis « OK, je crois que je tiens quelque chose ». Je prends donc un moment pour examiner toutes ces pistes et les réduire, et trouver systématiquement où est le fil conducteur, ce qui fait sens pour en faire un ensemble. Donc ce sont tous des moments dans le temps. Il y a une chanson qui a resurgi de mon passé, « Darkish », que j’aimais vraiment et qui revenait constamment dans ma vie. Je n’ai jamais trouvé de place pour elle parce qu’elle était trop apocalyptique. Mais j’ai senti que le moment était venu, et au milieu des autres morceaux qui étaient super denses, j’ai pensé que ce serait le break parfait dans le disque, qu’elle aurait encore un sens en tant que récit de ce que nous traversons. Mais pour répondre à ta question je pense que la première chanson que j’ai écrite était « Comeback ». C’était probablement en février-mars 2020, avant que nous ne sachions vraiment ce qui était en train de se passer. C’est fou en y repensant maintenant !

L’album s’intitule « We’ve Been Going About This All Wrong », ce qui est, d’une certaine manière, une déclaration assez sombre. Est-elle personnelle ou plus générale, comme l’état du monde aujourd’hui ?

Sharon Van Etten : Pour tous mes titres d’albums j’aime avoir une double signification. Comme « epic » avec un « e » minuscule,  ou « Are We There » sans point d’interrogation. Donc il y a un double sens là-dessous, c’est sûr. Est-ce ma vie ? Est-ce le monde ? Est-ce la politique ? Est-ce l’environnement ?… Je pense qu’aujourd’hui on peut poser cette question pour tout. Mais la phrase elle-même vient d’un film qui nous a apporté à ma famille et à moi du réconfort pendant le covid. Le film s’appelle « The Sandlot » (« Le gang des champions » en français, un film sur des enfants qui jouent au base-ball, ndlr). Il y a une scène dans le film où les gamins essaient de récupérer la balle dans le jardin [ou se trouve un gros chien], pour la rapporter à leur ami, mais ils n’y parviennent pas, quoiqu’ils essaient. Ils font une dernière tentative avec un aspirateur mais le chien mord dedans et tout explose. Le garçon regarde alors ses amis et s’exclame : « On s’y est mal pris depuis le début ». Et il y avait quelque chose dans cette scène, au beau milieu de la crise du covid, qui m’a fait rire et pleurer en même temps, parce que j’avais l’impression qu’à chaque fois que l’on passait un nouvel obstacle les choses empiraient. Je pense qu’on a compris ce schéma maintenant, qu’on est en train de le comprendre, et je sais que collectivement nous avons tous eu ce sentiment en cours de route. Au cours de la quarantaine seule, beaucoup de choses se sont passées en dehors de nos bulles. Donc je me suis dit que c’était la bonne formule pour résumer tous ces sentiments.

Sharon Van Etten - Interview - Paris, 17 mars 2022
Crédit photo : Michael Schmelling

Comme le suggère le beau et triste titre « Darkish », cet album est plutôt sombre mais reste plein d’espoir ?

Sharon Van Etten : C’est mon espoir. Même quand les choses sont difficiles. Je lutte contre la dépression et l’anxiété. Je sais comment les gérer, comment les surmonter, mais ce qu’il faut savoir, c’est que même quand c’est dur, c’est passager. Dans ces moments où tu ressens de la panique ou de l’angoisse ou quoi que ce soit de la sorte, la chose importante à retenir, c’est que ça va passer. C’est ce que dit toujours ma mère. Parfois c’est dur à entendre ou à accepter. En fait il faut se concentrer sur les petites choses que l’on peut contrôler, si on commence à penser à tout le reste l’anxiété arrive.

Je suppose que le fait d’avoir eu un enfant il y a quelques années a changé ta perception du monde, cela te donne plus de perspective sur les choses, n’est-ce pas ?

Sharon Van Etten : Tu sais ! (s’exclame-t-elle dans un fou rire assez complice) … Absolument ! Il y a ce qui se passe réellement à l’extérieur et ta façon de réagir quand ils ne regardent pas, par rapport à ce que tu dois être pour eux. C’est notre travail de faire en sorte que nos enfants se sentent en sécurité, donc nous devons jouer ce rôle alors que nous n’avons aucune idée de la réponse à certaines questions… Tu dois mentir un peu pour qu’ils se sentent protégés. J’ai parfois du mal à le faire parce que mon enfant est si jeune que je ne peux pas lui dire qu’il y a un méchant, ou qu’il y en d’autres…

On ne veut pas leur faire peur…

Sharon Van Etten : Oui, par exemple il m’a demandé à quel point la guerre est loin. J’ai laissé NPR allumé trop longtemps un jour et il a demandé « pourquoi parlent-ils d’enfants affamés ? » Bien sûr, je peux édulcorer la réponse car je n’ai pas vraiment envie de lui dire pourquoi… Alors je dis « tu sais, tout le monde n’a pas à manger mais nous avons de la chance ». Mais il y a ces moments où je sens que je dois afficher un visage courageux, puis il va finalement se coucher et je peux pleurer. Mon partenaire et moi pouvons enfin être nous-mêmes pendant une minute. Nous nous couchons enfin en pensant « oh mon dieu, nous avons passé une autre journée, c’est un garçon heureux, nous sommes toujours connectés et je me sens très chanceuse ».

Lorsque mon partenaire et moi sortons occasionnellement, il demande « Pendant combien de films serez-vous partis ? » car il commence tout juste à comprendre le temps et la distance. Je lui dis alors « Tu peux regarder deux films pendant notre absence ». Lorsqu’il entend le mot « guerre », il me demande « La guerre est-elle proche de nous ? À combien de films d’ici ? » Alors je lui réponds : « Des milliers de films ! » Tellement loin, heureusement pour nous… J’essaie de faire en sorte qu’il s’agisse plus de nous que de ce qui se passe réellement, ça atténue la tension.

« Home to Me » est une chanson dédiée à ton fils ?

Sharon Van Etten : Tu sais, j’essaie de glisser ces messages secrets là-dedans, mon intention étant, je l’espère, qu’il les comprendra peut-être après que je sois partie, quand il sera plus grand… Qu’il sache que j’étais très consciente, que c’était un moment difficile et que je faisais tout ça pour lui. Et quand je pense à repartir en tournée et à le quitter, ça me brise déjà le cœur.  J’espère que lorsqu’il sera plus âgé et qu’il écoutera les paroles, il pourra se dire « ma mère pense à moi ».

Considères-tu cet album comme une extension des mémoires que tu as écrites et enregistrées sur Audible l’année dernière ?

Sharon Van Etten : C’est certainement une extension. C’est un chapitre de ma vie et j’ai le sentiment qu’Audible n’était aussi qu’un chapitre. Il y a tant de choses que je veux découvrir, comprendre et traiter pour avoir un peu plus de perspective. Mais je n’ai même pas assez de recul par rapport à ce disque pour comprendre pleinement ce que j’ai fait ! Mais oui, c’est assurément un chapitre de cette histoire.

Ton précédent album marquait un changement sonore par rapport au style Indie Folk alternatif de tes débuts, celui-ci semble avoir trouvé le bon équilibre entre les deux ?

Sharon Van Etten : Absolument. J’avais adoré travailler avec John Congleton sur « Remind Me Tomorrow » et il m’a vraiment aidée à donner vie à mes idées, tout en réinventant mes démos qui avaient besoin d’une seconde vie. Et j’avais atteint un point où j’étais prête à laisser faire, à déléguer à quelqu’un d’autre et le laisser en faire sa propre interprétation. C’était un soulagement de ne pas être impliquée, je pouvais juste me pointer au studio en tant que chanteuse. Mais j’ai appris à utiliser ces outils en tournant avec le groupe sur ce disque. Il a fallu relever le défi de trouver comment utiliser ces instruments très complexes en concert. Quand tu tournes pour un album tu joues de nouvelles et de vieilles choses. J’ai ensuite quitté la route après « Remind Me Tomorrow », ramené mon matériel de tournée dans mon studio et j’ai pu le sortir de ses étuis. La pièce était emplie d’une collection d’instruments que j’avais accumulés sur chaque album, au fil des ans, et j’avais enfin un espace à moi où je pouvais tous les ressortir ! La batterie de mon partenaire, tous mes claviers, un piano et toutes mes guitares réunis en un seul et unique endroit. C’est une collection de tout ce que j’ai jamais eu, alors je les ai tous utilisés ! J’avais une boîte à rythmes et une batterie, un synthétiseur, un synthé d’arrangement de cordes et un piano. Je pouvais laisser le micro allumé tout le temps, et je n’avais pas à partager l’espace. Je retrouvais toute l’installation comme je l’avais laissée la veille à chaque fois que je revenais. C’était vraiment bien, je n’avais jamais vraiment eu un espace à moi.

L’année dernière, tu as sorti une édition anniversaire de l’album « epic » intitulée « epic 10 », avec des reprises par des artistes – et amis. Comment revois-tu cet album dix ans plus tard ?

Sharon Van Etten : C’était un tournant pour moi, car c’était le premier enregistrement que je faisais avec un groupe, et j’apprenais à jouer avec d’autres personnes. J’apprenais aussi à lâcher prise, à m’ouvrir aux collaborations et à intégrer les idées des autres dans mes chansons. J’étais tellement isolée et solitaire, têtue, indépendante à l’époque. Je savais que je devais grandir, changer et m’ouvrir à d’autres personnes. Je voulais élargir mon champ sonore et toucher mon public d’une manière différente. C’est en quelque sorte la première fois que j’ai joué avec un groupe au complet, que je me suis laissé aller à chanter et à permettre aux autres de me soutenir. Et donc quand je repense à cela, ainsi qu’à ce que le disque de reprises représente pour moi, c’est le fait de rencontrer sans cesse d’autres personnes, qu’elles me soutiennent et jouent avec moi, et mon cercle d’amis qui font de nous des « camarades ». Nous sommes un collectif de musiciens à la fois amis qui se soutiennent mutuellement, dans un environnement stimulant, à un moment où les connexions sont la chose la plus importante. Donc je suis très fière du disque que j’ai fait il y a douze ans ! Mais tu sais, depuis le moment où j’ai fait le disque jusqu’à celui où j’ai demandé à ces incroyables musiciens de reprendre mes chansons… Sentir mon travail « validé » n’est pas vraiment le mot juste mais je me sens juste soutenue par des gens que j’aime et que je respecte, qu’est-ce qui pourrait être mieux que ça ?

En parlant de collaborations, tu as sorti une chanson avec Angel Olsen l’année dernière, et quelle chanson ! Peut-on s’attendre à plus de choses de ce côté-là ?

Sharon Van Etten : J’espère qu’on pourra encore faire quelque chose ensemble. Elle est si drôle, c’est une personne tellement bonne. C’est difficile de partager avec quelqu’un sur une première chanson, c’est si vulnérable, surtout avec quelqu’un que l’on admire autant ! Mais c’est la meilleure ! Elle est si ouverte et prête à collaborer. Je sens que si on refait quelque chose, ça va être génial… Je sais que nous avons une année chargée devant nous ! Mais nous nous sommes parlé et nous voulons faire quelque chose dès que nous le pourrons, nous ne savons juste pas encore ce que ce sera.

Sharon Van Etten - Interview - Paris, 17 mars 2022
Crédit photo : Michael Schmelling

A l’aube d’une grande tournée, comment te sens-tu après tout ce temps isolée, loin de la scène ? Un peu « rouillée », moins confiante, ou simplement heureuse d’être de retour ?

Sharon Van Etten : Tout ça à la fois ! La tournée est toujours un mélange de sentiments car je suis enthousiaste à l’idée de jouer à nouveau avec mon groupe, de partager mes nouvelles chansons, de voyager et de rencontrer mes fans. Mais ma famille va me manquer. Je suis à la maison depuis deux ans, j’ai l’impression d’avoir fait mon nid. Et mon enfant va commencer l’école primaire cette année et je me rends compte que je vais manquer son premier jour d’école et ça me brise déjà le cœur ! Donc à cause de toutes sortes de choses, il faut trouver un équilibre. Mais je sais que j’ai besoin de faire ça maintenant. Pour moi, pour mon groupe, pour mes auditeurs, nous en avons tous besoin tu sais, à plus d’un titre. Donc oui, c’est délicat, mais je pense que la tournée américaine avec Angel, Julian et Spencer va être incroyable. J’aimerais qu’on puisse faire venir cette tournée ici. Mais en attendant d’arriver là, quand nous viendrons j’amènerai L’Rain avec moi, c’est une chanteuse incroyable aussi. Je ne l’ai pas encore rencontrée, mais nous avons beaucoup d’amis communs, je suis impatiente de partager la scène avec elle.

Tu feras partie des premières artistes américaines à revenir sur scène ici depuis deux ans. Il y a eu tellement de reports que l’on arrive à un point où les groupes partent en tournée pour l’album suivant, il risque d’y avoir un embouteillage !

Sharon Van Etten : Oui, je me souviens que je voulais vraiment jouer à Manchester. Nous avons eu le onzième créneau mais pour faire fabriquer le vinyle il y avait aussi une liste d’attente de neuf mois. Et si tu perds ta place et que tu ne fais pas tout à temps, ce n’est pas comme s’ils te redonnaient ta place, tu te retrouves à la fin de la queue parce que la file d’attente est si longue. Donc je dois respecter toutes mes échéances, sinon le disque ne sortirait pas cette année !

L’industrie du vinyle est aussi devenue complètement folle…

Sharon Van Etten : Oui, il y a de la demande pour tout en ce moment.

Et les artistes indépendants ne sont effectivement pas en haut de la liste !

Sharon Van Etten : Oui, je sais, c’est une vraie mafia ! Mais je pense que toutes les personnes avec qui j’ai travaillé ont été de très bons planificateurs. Nous nous maintenions mutuellement informés des tâches à accomplir et tout s’est déroulé comme prévu. J’ai l’impression que le timing est parfait en ce moment pour sortir un disque et partir en tournée pour la première fois à une période qui semble un peu plus sûre.

Propos recueillis à Paris le jeudi 17 mars 2022.

Un grand merci à Sharon Van Etten, à Agnieszka Gérard pour avoir rendue cette interview possible, ainsi qu’à toute l’équipe de Secretly Group et Jagjaguwar.

« We’ve Been Going About This All Wrong » – Sortie le 6 mai 2022

Pour plus d’infos :

Lire la chronique de « We’ve Been Going About This All Wrong » (2022)

Chroniques :

Remind Me Tomorrow (2019)
« Are We There? » (2014)
« Tramp » (2012)

Le Café de la Danse, Paris, 28/05/2014 : galerie photos
La Maroquinerie, Paris, jeudi 24 mai 2012 : galerie photos

http://sharonvanetten.com/
http://www.facebook.com/SharonVanEttenMusic
http://twitter.com/SHARONVANETTEN

Laisser un commentaire

Top