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ADIA VICTORIA : « Le Blues m’a trouvée quand j’en avais besoin »

Il y a trois ans Adia Victoria débarquait avec une formule bien à elle qui mêlait habilement cultures Blues et Rock, clamant à travers ses refrains un ennui, un isolement profond et une folie sous-jacente. Cette folie a voulu sortir derrière les non-dits de « Silences », un album qui analyse avec noirceur, mais espoir, la vie et les épreuves d’une femme. Cette interview est la seule rencontre  française qu’elle a pu faire pour  présenter son nouveau disque lors de sa récente tournée, alors profitez-en bien !

ADIA VICTORIA - Interview - Paris, samedi 23 mars 2019

Tout d’abord, peux-tu me parler un peu de toi, d’où tu viens et quand tu as commencé à faire de la musique ?

Adia Victoria : Je suis originaire d’une petite ville très conservatrice qui s’appelle Campobello, en Caroline du Sud aux États-Unis. J’ai grandi dans la montagne, avec ma mère, mes frères et sœurs – j’ai une très grande famille – je suis la cadette donc j’essayais toujours d’avoir un peu d’attention, je me battais toujours avec mes frères et sœurs. J’ai commencé à jouer du tuba quand j’étais en sixième. Je ne me suis mise à la guitare, et au Blues, qu’à l’âge de 21 ans à Atlanta. Je suis tombée amoureuse de la guitare dès la première fois que j’en ai joué, puis j’ai découvert le Blues et j’ai commencé à apprendre ces deux nouvelles choses et à écrire ma musique en même temps.

Tu n’as donc pas baigné dans le Blues dès ton plus jeune âge, il a grandi avec toi avec le temps ?

Adia Victoria : Le Blues m’a trouvée quand j’en avais besoin. J’étais une jeune femme qui n’avait pas vraiment de direction ou d’ambition et le Blues m’a apporté quelque chose en quoi aspirer et travailler.

« Beyond The Bloodhounds » et « Silences » sont deux albums très différents, penses-tu que le succès critique de ton premier album a changé ta perception de la musique, mais aussi de la vie en général ?

Adia Victoria : Bien sûr, quand ta vie est changée par de tels événements : signer un contrat d’enregistrement, faire un album, partir en tournée autour du monde, ça change ton ressenti envers la musique. Quand j’étais fan de musique je n’en connaissais qu’un seul aspect, aimer et suivre des artistes. Et puis c’est toi qui deviens l’artiste et tu peux voir ça de l’autre côté : « Je fais de la musique et je la partage avec le monde ». Ça a sans aucun doute changé ma perception de la musique.

Je suppose que ce nouveau disque a été composé d’une manière différente, il y a une touche plus Indie, voire Pop dans le son, notamment à travers ses beats électroniques ?

Adia Victoria : J’ai commencé à écrire « Silences » à Nashville après avoir terminé la tournée de « Beyond The Bloodhounds ». Je suis rentrée chez moi et j’étais très fatiguée. Je ne me sentais pas vraiment obligée d’écrire les premières chansons à la guitare. Je créais des rythmes son mon iPad, je programmais des sons électroniques puis j’écrivais des paroles sur les rythmes des percussions. Donc les chansons ont grandi à partir d’un endroit différent du premier album, elles étaient beaucoup plus nues et intimes, ce qui a également eu une incidence sur la façon dont nous les avons enregistrées en studio.

Je suppose qu’il y a plusieurs façons d’interpréter le mot « Silences » mais, pour moi, ce qui ressort des paroles, c’est le silence des femmes qui sont victimes de violence dans leur vie quotidienne, physique ou verbale, mais qui restent silencieuses, par choix ou derrière l’illusion d’une vie heureuse ?

Adia Victoria : Absolument, je pense que cet album est très influencé par mon expérience en tant que femme. « Silences » vient du titre d’un livre du même nom par Tillie Olsen. Elle écrivait sur le fait que les femmes qui ont un talent ou un instinct créatif ne sont souvent pas capables de produire le même niveau de rendement que les hommes, parce nous avons tellement de sources de pression sur nous : la maternité, être une femme mariée, avoir à faire toutes ces choses et placer tous ces gens avant nous. Ça affecte notre capacité à produire et créer, nous n’avons juste pas le temps. C’est une forme de violence si tu es une personne créative.

ADIA VICTORIA - Interview - Paris, samedi 23 mars 2019

C’est pour cela que tu dis dans les notes de la pochette de l’album : « Soit vous ne pouvez pas parler, soit vous ne parlerez pas » ?

Adia Victoria : Oui, j’ai trouvé ça dur de retrouver ma voix après « Beyond The Bloodhounds », je pense que j’ai été choquée de retourner dans le monde. Je suis une personne très privée. Puis tu rentres à la maison et tu te sens complètement épuisé et c’est dur pour toi de comprendre ce que tu essaies même de dire.

Avec cet album, dont l’ambiance est souvent plus sobre que sur le précédent, le personnage que tu incarnes pleure surtout de l’intérieur, est-ce le message de la chanson « Cry Wolf » ?

Adia Victoria : En fait j’ai écrit « Cry Wolf » il y a des années, après avoir lu des œuvres de la poétesse Sylvia Plath. J’ai été frappée par la pression qu’elle subissait pour être parfaite, de la part de sa famille, de son mari, de la société, de son école. Elle vivait derrière cette violence qui la forçait à rester polie et toujours dire la bonne chose au bon moment, alors qu’elle avait pendant tout ce temps ce génie au fond d’elle qui reformait son langage, et elle devait contenir tout ça. Tu dois garder ça en toi en tant que femme parce que la société te met une telle pression pour être bonne en tant que femme, être gentille.

Il n’y a pas que le sexisme, ou la souffrance féminine à travers les chansons, ton personnage est aussi confronté à ses propres démons ?

Adia Victoria : Oui, absolument. Je voulais vraiment explorer la vie intérieure des femmes et les problèmes auxquels je suis confrontée en tant que femme qui ne se reflètent pas nécessairement dans le monde qui nous entoure. On présente aux femmes cette idée spécifique de la façon d’être dans le monde. Aucune d’entre nous n’est cela. Aucune d’entre nous n’est si… parfaite. Parfois je me demande si c’est juste moi, suis-je si bordélique ? Puis tu parles à tes amies et tu remarques qu’elles sont pareil, puis tu commences à rechercher les artistes que tu admires et tu vois qu’elles traversent les mêmes choses et qu’elles le mettent dans leur art. C’est nécessaire de crier et de nommer toutes ces questions.

De quoi parle la chanson « Clean », cet homme dans ton jardin ?

Adia Victoria : J’ai écrit la chanson « Clean » pour l’une des mes ancêtres qui était esclave en Caroline du Sud. Je voulais écrire une chanson qui parle au-delà de sa tombe sur ce que cela a dû être de vivre sous le joug de l’esclavage des hommes, et d’être privé de ta paix, de ta tranquillité et de ta liberté par les hommes. Tes maîtres. Je me demande si elle a imaginé tuer ces gens qui ont pris sa liberté. J’imagine que oui.  Je voulais qu’elle ait la possibilité de parler de se débarrasser de son maître, de son dieu et de trouver cette paix et ce calme sous les vagues.

Il y a une prise de conscience croissante du personnage tout au long de l’album, elle souffre au début mais ensuite elle prend ses responsabilités, est-ce là le message de « Pacolet Road » ?

Adia Victoria : « Pacolet Road » c’est le nom de la rue où mes grands parents ont grandi en Caroline du Sud. Nous vivions avec eux de temps en temps pendant mon enfance. C’est un village minuscule dans la montagne, au milieu de la nature, isolé. Et je me souviens quand j’étais petite et que j’avais tellement envie de me libérer de tout ça, de regarder en bas de la route et de me dire : « Mec, pourquoi est-ce que je ne n’essaie pas de m’enfuir d’ici, de prendre la route et ne jamais revenir ? Jusqu’où irai-je ? ». Et donc sur « Pacolet Road » c’est le personnage qui dit « Tu sais quoi ? Je vais me barrer d’ici ! Le diable a pris le contrôle sur moi et je vais le suivre. »

Et plus tard elle finit par atteindre sa liberté, sur la chanson « Heathen » ?

Adia Victoria : Oui, « Heathen » est la chanson sur laquelle elle trouve sa sexualité, le pouvoir que cela crée entre les hommes et les femmes, elle s’en délecte : « tu peux m’appeler païenne, tu peux m’appeler pécheresse, je m’en fiche. Je vais être humaine et en profiter ».

La chanson « The Needle’s Eye » est très violente à mes yeux, elle a un côté très dur. Est-ce le moment dans l’album ou le personnage est à mi-chemin vers la liberté, mais si elle est encore une victime ?

Adia Victoria : Je ne pense pas qu’elle soit vraiment une victime, je crois qu’elle répond à l’environnement dans lequel elle a été placée. Dans « The Needle’s Eye » elle fait face à sa propre anxiété, à ses propres pensées, comme si elle faisait sortir ses démons et disait : « Tu sais quoi ? Viens vers moi ! Essaie de me battre comme un tambour ! ». Elle se réveille et trouve le courage de ralentir le rythme, l’obscurité à l’intérieur d’elle. Donc cette chanson entière est un peu comme une danse avec le diable, et la batterie à fin est effectivement effrayante.

« Dope Queen Blues » fut le premier titre dévoilé de l’album, de quoi parle-t-il ?

Adia Victoria : « Dope Queen Blues » parle d’une période de ma vie où je n’avais pas de responsabilités, pas de but, je vivais au jour le jour. C’est une sorte de continuation de la chanson « Criminal » de Fiona Apple, ‘je vis ma journée comme si la suivante n’arriverait jamais’. Au début de la vingtaine, on a souvent soif de destruction. Tu ne fais pas de plans, tu ne rappelles pas tes créanciers, tu ne paies pas tes dettes, tu ne vis pas de façon responsable. Tu essaies de faire toutes les fêtes, de t’amuser, et tu te fous du lendemain.

La dernière chanson de l’album est très différente des autres. Pour moi c’est une chanson d’amour, est-ce pour montrer qu’il y a aussi une lumière à la fin du tunnel ?

Adia Victoria : Au début de l’album mon personnage court si loin d’elle-même, elle quitte sa ville, sa famille, elle tue son dieu. Et à la fin, une fois que tu t’es enfuie et que tu as fait le tour du monde, tu ce dont tu as envie c’est de retrouver une certaine intimité, soit avec toi-même soit avec quelqu’un qui te comprend. Tu veux être seule avec lui, tu veux être en contact avec quelque chose de vrai, de réel.

ADIA VICTORIA - Interview - Paris, samedi 23 mars 2019

D’un point de vue sonore, cet album est donc très différent de son prédécesseur, as-tu travaillé avec un nouveau groupe ?

Adia Victoria : Il y a des membres de mon premier groupe et j’ai fait venir de nouvelles personnes. J’ai un nouveau batteur que j’ai fait venir spécifiquement pour ce projet parce que je savais que qu’il serait capable de débusquer les rythmes sur lesquels je voulais cadencer ces chansons. Puis en studio avec Aaron Dessner nous avions un joueur de cuivres tellement incroyable qui est venu faire cette partie du disque que nous avons dû trouver des joueurs de cuivres pour la tournée.

Penses-tu que l’utilisation des cuivres a contribué à renforcer cette atmosphère sombre ?

Adia Victoria : Oui, tout dépend de la façon dont tu les utilises. Sur le disque ils sonnent comme une fête, fun, sexe, et parfois ils sonnent assez dangereux, pas comme j’avais l’habitude d’en entendre !

Et comment s’est passé l’enregistrement avec Aaron Dessner ?

Adia Victoria : Je l’ai rencontré un an avant de commencer l’enregistrement. Il a un studio derrière sa maison qui s’appelle Long Pond. Nous avons enregistré et mixé là-bas pendant trois semaines au milieu du blizzard dans le nord de l’état de New York. C’est une personne incroyable, il m’a permis d’élargir mon imagination, d’expérimenter et essayer de nouvelles choses. Il était très patient et gentil, créatif et confiant et j’ai vraiment eu le sentiment d’avoir là-bas un autre grand frère.

Tu as mentionné plusieurs livres parlant de l’album, la littérature est-elle une source d’inspiration importante pour toi ? D’une certaine façon ton album est construit comme un livre.

Adia Victoria : Oui, la littérature fut ma première forme d’expression artistique quand j’étais enfant, la première façon avec laquelle j’ai su m’exprimer était de raconter des histoires. Donc je savais que la musique serait une moyen pour moi de raconter des histoires aux gens. Chaque chanson serait un chapitre et l’ensemble une grande histoire.

Ma dernière question concerne Paris. Je sais que tu as sorti il y a deux ans un EP en français intitulé « How It Feels » avec notamment une reprise de Françoise Hardy. As-tu une relation spéciale avec notre pays ?

Adia Victoria : Tu sais, je pense que ma relation avec la France c’est un peu comme le Blues ! J’en suis tombée amoureuse. J’ai commencé à étudier le français vers l’âge de 18 ans et la première fois que je suis venue ici, tout seule, c’était il y a – oh mon dieu ! – 14 ans ! Je crois que j’aimais la France parce qu’elle me permettait d’être intérieurement si calme et d’écouter les autres parler, regarder comment ils vivent et essayer de comprendre comment exprimer mes pensées en français. C’était un peu comme un processus de guérison pour moi de revenir au point de départ et de devoir apprendre une toute nouvelle langue, avec humilité. Tu sais, en n’étant nécessairement la personne au centre de l’attention. Cela m’a permis d’acquérir une certaine franchise. Quand je parle français, je dois arriver à dire ce que je veux, ce dont j’ai besoin, et je trouve que c’est très beau, en tant que personne étrangère.

Propos recueillis à Paris le samedi 23 mars 2019.

Un grand merci à Adia Victoria, à Arnaud Lefeuvre pour avoir rendu cette interview possible, ainsi qu’à toute l’équipe de Warner Music France.

Pour plus d’infos :

Lire la chronique de ‘Silences’ (2019)

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